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Nidhal Chamekh

Entretien avec Emma Chubb

Né à Dahmani, Tunisie, en 1985, Nidhal Chamekh a étudié les beaux-arts à Tunis et Paris où il habite actuellement. Chamekh expose deux oeuvres dans All the World’s Futures à la Biennale de Vénise (commissaire : Okwui Enwezor) : De quoi rêvent les martyrs ? (2012), une série de douze dessins élaborés au cours de deux années, et The Anti-Clock Project (2015), une nouvelle oeuvre comptant une maquette 3D et onze dessins, créée à l’occasion de l’exposition.


Emma Chubb (EC): Pourriez-vous nous parler des deux oeuvres que vous exposez dans All the World’s Futures ?

Nidhal Chamekh (NC): Il s'agit, dans la première œuvre, d'un ensemble de douze dessins, construits à l'image de planches d'études. Chaque dessin représente une page à part entière, mais certains éléments renvoient à d'autres et le tout crée une série. Ces éléments, images et autres formes, pris ici et là, sur internet, via les réseaux sociaux, les journaux ainsi que des bases d'archives, sont agencés de manières différentes. La transposition même diffère d'un élément à l’autre en faisant appel à différentes techniques graphiques et divers "styles". Ainsi, chaque dessin représente un tissu complexe d'images, de signes, de références et de temporalités. Un seul fil conducteur relie et consolide chaque dessin: la question posée par son titre.

The Anti-Clock Project est un travail beaucoup plus récent, il a été réalisé spécifiquement pour la Biennale, même si l'idée me travaillait depuis presque deux ans. La maquette, centrale, illustre le projet de détruire un monument urbain à partir d'un autre élément architectural se trouvant à l'autre bout de l'espace. L'intervention prend place au cœur de Tunis et la maquette reproduit les endroits qui me semblaient importants dans cette partie de la ville. Les 11 dessins accrochés sur le mur d'en face introduisent l’étendue symbolique, historique et formelle du projet. D'autres parties viennent s'ajouter à la maquette, notamment des textes, des dessins, des photos ou encore des études de construction.

EC: Votre travail témoigne d’une grande maitrise technique de dessin, de composition, etc. Quelle a été votre formation artistique?

NC: J'ai poursuivi une formation à l'école des beaux-arts de Tunis et des études supérieures à l'Université de Paris 1. Les études m'ont surtout permis d'intensifier le rythme de ma pratique, et de rencontrer d'autres personnes aussi intéressées par cette pratique. Mais réellement, l'école des beaux arts est un endroit austère, régi par une pédagogie archaïque et castratrice...les disciplines se résument à celles instaurés par la colonisation française il y a plus d'un siècle, avec quelques "réformes" modernisantes. Je suis reconnaissante de la présence de quelques professeurs à mon époques qui ont essayé de donner un autre goût à ces cours académiques. Ce qui m'a réellement sauvé c’est une pratique incessante du dessin, et le fait que nous étions plusieurs à dessiner partout et tout le temps, grâce au partage de ce moment.

 

EC: Vous faites la distinction entre figuration et représentation, en disant que votre travail est figuratif et non pas représentatif. Pourriez-vous expliquer ce que vous voulez dire par cette distinction ?

NC: Il est très difficile d'exprimer en si peu de lignes le rapport de mon travail à la figuration et à la représentation. Il s'agit d'un regard très subjectif, d'autant plus, les deux termes sont largement connotés, parfois confondus, ce qui a enrichi certes les interprétations mais les a aussi rendues complexes. L'héritage aristotélicien et celui de l'histoire de l'art occidental a fait que les deux termes se sont petit à petit confondus sous le seul terme de Mimésis. La figure est ainsi dissoute dans le concept de représentation, elle est se qui se donne à penser suivant un processus mimétique, une narration qui rendra visible l'historia.

La figure, la figuration est au cœur même de mon travail, je travaille à partir d'images réelles et pourtant je n'y vois en aucun cas un mimétisme du réel, une narration ou encore une forme de représentation. Si j'insiste donc sur cette distinction, c'est pour tenter d'autres rapports à la figuration, notamment celles explicitées par Jean-François Lyotard ou Georges Didi-Huberman qui renvoient plutôt vers la Figura et la tentative de "représenter" l'irreprésentable par oscillation entre le manque et le surplus, le trop peu, et le trop de figures. Cela, sans s'attacher à une quelconque idée fermée de la figuration contre la représentation, surtout que ce dernier est perçu différemment dans l'héritage culturel arabo-musulman (l'étrangeté de l'idée même de représentation chez les arabes).

Je renvoie surtout ici à deux références pour le développement de ces idées de Figuration / Témoignage / Représentation : L'image ouverte: Motifs de l'incarnation dans les arts visuels de Didi-Huberman et les textes du jeune philosophe Arafat Sadallah [1].

EC: Quelles difficultés avez-vous rencontré lors de la création de la maquette dans The Anti-Clock Project, et comment avez-vous pu les dépasser ou les résoudre ?

NC: En effet, le plus grand problème était de trouver un plan numérique de Tunis assez détaillé pour permettre de visualiser les parties les plus infimes de l'espace. On savait que les images de Google Maps et Google Earth étaient de mauvaise qualité pour un pays du dit “tiers monde” comme la Tunisie; il n'existe pas de balayage laser des rues et donc pas de "Street View" qui permettrait de voir les bâtiments un par un et d'arpenter virtuellement les rues. Sur le net, il n'existe aucune carte de haute résolution en libre d'accès, encore moins actualisée. Lors d'un passage à Tunis, j'ai contacté le ministère de l'équipement et de l'aménagement, et le gouvernorat de Tunis ainsi que d'autres structures publiques mais il n'y a rien...aucun plan actualisé. Il ne s'agit que de plans numérisés, datant d'au moins 10 ans...et c'est le matériel avec lesquels travaillaient les architectes et les urbanistes de l'État ! J'ai aussi essayé d'obtenir des photos aériennes de la part du centre de cartographie qui détenait la totalité des plans HD du pays. Il faut savoir que ce centre est affilié au Ministère de la défense. Quelques gendarmes ont voulu m'aider en me fournissant des photos et un plan, mais dès qu'il s'agit de photos de haute résolution, il faut l'autorisation du ministère de l'intérieur (ce qui veut dire un questionnaire et des mois d'attentes)...Bref tout cela n'a servi qu'à trouver une partie de la matière, ce qui restait vraiment insuffisant. Enfin j’ai dû faire les choses par moi-même, parcourir l'espace en prenant des photos de chaque élément architectural. Grâce au seul soutien des ami-e-s (et des ami-e-s d’ami-e-s) on a pu avoir un plan utilisable et la modélisation 3D à pu démarrer.

EC: J’imagine que de temps en temps, certaines interprétations de votre travail n’y voient qu’un engagement avec l’histoire récente et très médiatisée du dit “printemps arabe”. Pourriez-vous expliquer comment vous intégrez l’histoire récente avec celle qui est plus longue, généralement moins connue et éventuellement plus difficile à saisir ?

NC: Il est vrai que cette tendance est constante, dès que la politique est en jeu dans des travaux artistiques. Le "printemps arabe" en est exemplaire mais je crois que de telles lectures simplistes existent plus globalement. Il y a un abrutissement général des esprits par la réduction du politique à de simples événements et anecdotes, des vannes et des masses d'informations. D'ailleurs l'art contemporain joue un rôle dans cette tendance vers la simplification, par la réduction de l'œuvre à l'absorption rapide et directe d'une idée (souvent sarcastique).

La question de la complexité des images est centrale dans mon travail, il s'agit toujours d'ouvrir des formes a priori "directes" vers leur irréductible profondeur, en les reliant à d'autres formes, d'autres contextes et d'autres espaces temps. Je crois, à mon sens, que c'est le cheminement naturel de l'esprit, un esprit libre qui cherche, observe, analyse, projette et crée des liens entre les réalités actuelles et l'archive, le personnel et l'étendu de l'histoire humaine… et c'est en ce sens que The Anti-Clock Project peut être aperçu, non pas comme une chose à consommer à l'instant mais à travers laquelle, chaque spectateur peut projeter son regard, sa culture et sa sensibilité. L'effort de saisir est ce qui définit à mon sens une certaine intelligence du regard.

Plus précisément, et comme toute autre ville, Tunis est une concentration d'histoires et de signes; chaque élément urbain renvoie à la complexité historique de la vie humaine, à la domination et le contrôle de la cité, mais aussi aux tentatives de libération et d'émancipation...etc. Ainsi, dans l'Anti-Clock Project, il y a un défilement de ces éléments architecturaux et politiques: Les banques nationales, La banque centrale, la place de l'Afrique, le jardin des droits de l'homme cohabitant avec le siège de l'ancien régime, les hôtels délabrés témoignant d'une politique économique en faillite, la cité de la Culture et son architecture conservatrice, la statue d'Ibn Khaldoun, précurseur de la sociologie et l'histoire moderne, entourée par une fil barbelé de l'autre coté du centre Ville, face à l'horloge du 7 novembre...autant d'éléments qui font d'une rue le témoignage d'une société.

EC: Tout comme l’histoire, l’archive est fondamentale dans votre travail. Comment utilisez-vous les archives ainsi que les images trouvées pour “composer en fragments”, comme vous le décrivez, et comment concevez-vous votre rôle d’artiste par rapport à celui d’un historien ou d’un architecte? L’art peut-il proposer d’autres méthodes pour comprendre le passé et sa narration ?

NC: Je n'ai vraiment pas de méthode spécifique dans mon travail...car j'arpente à chaque fois un chemin différent. Mais je pars souvent d'une première image ou d'un élément spécifique, disons un fragment, car, puisqu’il est amputé de sa source, il est plus ouvert à d'autres associations. C'est dans la pratique même que tout s'opère, dans le sens où je n'ai ni esquisse préalable ni un ensemble d'images déjà préparé. Les éléments se rajoutent au fur et à mesure du temps, au gré des idées du moment ou de ce qu'un détail, un motif m'inspire. Il m'arrive souvent d'arrêter de dessiner pour aller chercher des références, des textes ou des photos, et puisque chaque détails renvoie à un monde de références, cela crée beaucoup mondes.

Je crois que le rôle d'un artiste c'est avant tout de créer des formes d'incertitude, des gestes qui rompent avec une certaine assurance méthodologique et s’ouvrent sur l’errance. En un certain sens, une place primordiale est accordée au pouvoir de l'imaginaire et à la richesse des associations et des combinaisons. Au bord du naturalisme, l’art et la nature sont représentés par des associations presque hallucinatoires. Indéterminés, comme une esquisse, ils laissent libre cours à l'imagination, côtoyant l'irréalité de l'ébauche, et affirment ainsi la priorité de l'imaginaire dans toute observation et saisie du monde.

EC: Quels sont vos projets actuels ou futurs, et les questions qui vous préoccupent en ce moment?

NC: Je travaille en ce moment sur une série de dessins que j'ai débuté il y a quelques mois. Je reprends des paysages pour le moins étranges et je pousse la recherche graphique vers un rapport immédiat et désintéressé aux choses du monde. Je poursuis en parallèle des recherches sur l'image médiatisée et les rapports constitutifs de ses propres éléments internes, ce qui peut servir à fonder un point de vue libéré.

 

Notes:
  • Voir Georges Didi-Huberman, (Paris: Gallimard, 2007); Arafat Sadallah,
  • Emma Chubb
    Presidential Fellow et doctorante en histoire de l’art à l’université de Northwestern (Evanston, IL USA) et chercheuse en résidence à la Fondation Camargo en 2016.

    Editing : Caroline M. Vial

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