Universes in Universe

For an optimal view of our website, please rotate your tablet horizontally.

Le désir, le vide et l’espace...

Par Florence Renault-Darsi

Le Maroc a vu naître il y a une dizaine d’année ce que l’on pourrait appeler une émergence des différents champs de la création artistique contemporaine où se joue aujourd’hui l’avant-garde, en termes de recherche, d’esthétique, de renouvellement des formes, d’ouverture et de connexions internationales. Pour autant, les instances publiques restent toujours aussi peu engagées dans ce processus et les principaux protagonistes de cette production culturelle sont des acteurs de la société civile, fédérés autour d’associations qui tentent tant bien que mal de poursuivre et d’élargir leurs actions et activités dans un contexte fragile et encore réticent. A ce constat s’ajoute un manque de visibilité de ces initiatives qui repose notamment sur le manque de lieux de création et de présentation adaptés aux différentes disciplines concernées. Ainsi, si l’on considère que le manque permet l’émergence du désir, le désir devrait être aujourd’hui le moteur principal d’un projet à construire et à développer pour l’existence d’espaces dédiés à la création contemporaine sous ses formes les plus diverses. Et comme un espace culturel n’a pas de réelle existence sans projet, un projet ne peut se construire et se développer qu’en cohérence avec le contexte, culturel, social, politique, urbain, économique dans lequel il émerge. De toutes ces contingences, le contexte politique est certainement le plus complexe à aborder dans le territoire casablancais.

L’idée d’un projet culturel pour la reconversion des anciens abattoirs de Casablanca est née à l’automne 2000, anticipant sur la prochaine fermeture du site l’année suivante. Faute de temps, faute de disponibilité, faute de pouvoir à l’époque véritablement se projeter dans une reconversion pas encore vraiment à l’ordre du jour, mais pas faute de désir, l’idée resta à l’état de projection future. A l’automne 2008, bénéficiant de l’opportunité des prochaines élections communales prévues en juin 2009, le "Projet des abattoirs" est réactivé à la demande du Conseil de la ville, avec et par un collectif d’acteurs culturels et différentes associations de Casablanca. Une première convention courant sur une année sera alors signée entre la ville et l’une des associations porteuses du projet, Casamémoire. La première manifestation des "Transculturelles" [1] a lieu en avril de la même année, la seconde ne verra pas le jour, faute de moyens financiers et de réel engagement de la Ville.

Dans un contexte aussi pauvre que Casablanca en terme d’équipement dédié à la culture, aux vues de ses quelque cinq millions d’habitants, il est particulièrement tentant de vouloir transposer les multiples expériences de friches culturelles européennes. Il n’en est pas moins indispensable de questionner les processus d’application de ces "modèles" dans le contexte marocain en général et casablancais en particulier. Et si le manque d’espaces culturels rencontre souvent comme une évidence le "vide" des usines et autres bâtiments abandonnés, le principe d’appropriation de ces espaces n’en est pas aussi évident. Les exemples, nés dans certains pays d’Europe, d’occupation souvent d’abord illégale de ces friches font rêver mais ne sont pas d’actualité dans le contexte marocain où l’autorisation des instances concernées, même informelle, reste le seul sésame. A Casablanca, ces nombreux lieux abandonnés ne sont méprisés des promoteurs immobiliers et des pouvoirs publics que jusqu’au jour où une association émet le désir de les occuper avec un projet culturel. Et s’il est vrai que dans le cas des anciens abattoirs, l’activité culturelle a pu s’amorcer à la demande de la Ville dans un contexte électoral, arracher une convention de mise à disposition qui puise permettre un projet culturel sur plusieurs années résulte encore d’un bras de fer loin d’être gagné.

L’exemple du parc de l’Hermitage à Casablanca est un vibrant exemple de la façon dont on traite la "chose" culturelle et artistique au Maroc. Ainsi après avoir été sollicitée par les autorités de la ville pour réfléchir à la réhabilitation de ce territoire à l’abandon [2], l’association La Source du lion a été insidieusement écartée du projet final bien que ses propositions aient été validées publiquement l’année précédente. Le nouveau plan réalisé a fait table rase de l’existant, comme des projets intégrés des artistes invités à réfléchir sur le devenir du site dans un travail de proximité avec les riverains et visiteurs du parc. Les ateliers artistiques, opérationnels pendant sept ans et installés dans deux petits bâtiments abandonnés mis à disposition par la Ville à La Source du lion, ont été rasés, spoliant les enfants du quartier de leurs rendez-vous artistiques hebdomadaires. Ainsi, dans une politique culturelle qui ne considère les artistes et acteurs culturels que comme des faire-valoir ponctuels, construire de véritables projets tient d’un véritable parcours du combattant dans lequel l’instrumentalisation politique est l’obstacle incontournable le plus difficile à franchir et le plus inhibiteur de désir. Pourtant, un projet culturel et l’idée même d’une friche culturelle s’inscrivent dans une démarche qui touche autant au domaine artistique qu’au domaine social, urbain, politique ou même économique et le pouvoir n’aurait-il pas qu’à gagner à répondre favorablement et à encourager de telles démarches et initiatives ?

Dans un contexte comme celui des anciens abattoirs, la configuration du lieu dans la ville – Hay Mohammadi, plus ancien quartier ouvrier de la capitale économique – et les activités riveraines qui découlent de son ancienne fonction, sont autant de paramètres à prendre en compte dans le projet de sa réaffectation en "fabrique culturelle", autant de potentialités de développement urbain, social, humain et économique - au delà du culturel même - qui devraient questionner les responsables sur le bien fondé et la nécessité de ces lieux culturels "alternatifs" dans un projet politique ouvert sur de nouvelles perspectives de développement durable, humain et orienté vers des problématiques moins mercantiles en terme d’occupation du territoire. Le récent passage du tramway [3] à une centaine de mètres du site et l’inauguration il y a quelques semaines d’un complexe socio-sportif [4] à proximité devraient être des facteurs favorables à une reconversion culturelle du site dans un contexte sain où prévalent des préoccupations citoyennes. En France notamment, il est d’ailleurs courant d’associer sport et culture dans les politiques des villes, que ce soit en matière d’infrastructures ou d’animation de quartier. Ici, de tels aménagements peuvent constituer un réel danger pour un projet culturel, car il peuvent réveiller des spéculations immobilières plus lucratives que la culture, bien que les bâtiments des anciens abattoirs soient inscrits sur la liste des monuments nationaux [5] depuis dix ans, bien que les expériences artistiques qui dérogent aux formes traditionnelles de l’action culturelle puissent être autant de potentialités de socialisation et de "réhabilitation" de l’humain dans une ville comme Casablanca.

 

Notes:
  1. www.casamemoire.org
  2. "L’Hermitage en projet" développé par La source du lion de 2002 à 2007 sous la forme de Passerelles artistiques. Cf. :
  3. Décembre 2012.
  4. Le complexe socio-sportif de Hay Mohammadi.
  5. Inscription des Abattoirs Municipaux : arrêté n°1.301.03 du 27/06/2003 – Bulletin Officiel n°5134 du 14/08/2003. / "La législation actuelle de protection type "monument historique" n’est pas adaptée au patrimoine casablancais : les propositions de classement de bâtiments isolés ne peuvent répondre à la préservation de ceux-ci. Au contraire, le classement est perçu comme une pénalisation par les investisseurs qui, faute d’accompagnement, n’ont pas d’autre alternative que de laisser se dégrader leur propriété jusqu’à disparition." Source: .

>> Galerie d’images
Voir la version anglaise du site

 

Back to Top