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Esthétiques

Par ismaël

Le politique et l’artistique ont ceci en commun qu’ils imprègnent tous deux la vie de la cité. Mais si le politique régule cette vie, l’artistique au contraire, la libère. Dans une époque politiquement tourmentée ("choc des civilisations", "révoltes arabes", "conflit mondial" en gestation…) les arts sont précieux parce qu’ils sont les antithèses des idéologies. Ils ne changeront pas le cours de l’histoire, mais par leur existence même, ils donnent une raison d’être à la lutte.

Comme les idées, nous avons aussi en partage, de façon plus sous-jacente, les esthétiques. Esthétiques qui essaient tant bien que mal de nous dire, si l’on veut bien prêter l’oreille, qu’au fond, l’espoir n’est pas de sortir vainqueur, mais de faire de la vie de la cité, des libertés. La temporalité de l’œuvre d’art (l’art est-il prophétique, accompagne-t-il les événements ou jette-t-il un regard rétrospectif ?) est une fausse problématique. L’œuvre d’art n’obéit pas à la temporalité du politique ou de l’historique.

Ainsi, les recherches et les singularités formelles des œuvres exposées dans "Politiques" transcendent le "ici et maintenant", qui est pourtant le point de départ des travaux, vers des propositions esthétiques qui redéfinissent de fait le politique dans la création tunisienne et l’art dans son rapport à la cité.  Nidhal Chamekh et Ymène Chetouane partent tous deux de figures  bien réelles et bien identifiées, du moins dans l’imaginaire collectif: les martyrs de la Révolution Tunisienne pour l’un et des jeunes femmes portant le niqab pour l’autre. Au final, dans les dessins ou les céramiques, ces figures sont pourtant à peine identifiables. Le travail plastique consiste à pervertir le réel, à pétrir l’image, pour in fine hybrider la figure. Les deux artistes brouillent ainsi cette identification par l’imaginaire collectif à travers des imaginaires non identifiables, à priori. Ils s’immiscent tous deux dans l’interstice, ils se faufilent dans la fêlure entre les choses et les images que l’on a d’elles, réinventant ainsi notre rapport aux choses et faisant résonner des images d’elles que l‘on n’aurait ni soupçonné ni deviné. Les œuvres d’Ymène nous regardent de leurs visages pétrifiés: entre humains, animaux, poupées… Devant elles, l’on ne sait pas trop, si elles ont plus peur de nous que nous d’elles.

Ibrahim Màtouss et Atef Maatallah partent aussi de figures bien réelles mais dans leur cas, se sont des anonymes qu’ils croisent ou connaissent. D’un autre côté, leur travail reste attaché jusqu’à un certain point à une représentation "réaliste". Or, chez Ibrahim, le travail de représentation se fait comme le travail de la terre. Couches de matières, reliefs de la surface, épaisseur des formes. L’image, comme un paysage, n’apparait qu’après un long processus de révélation à travers les éléments constitutif de l’univers de l’artiste: feu, papier, colle, peinture… La ligne creuse son image comme le sillon dans un champ ou un cours d’eau bordé de cailloux. La représentation est donc avant tout question d’organicité. L’image est fille de l’arbre.

Atef lui, retourne la toile. D’emblée, il déterritorialise son espace pictural pour ancrer sa constellation de personnages de marginaux ou du petit peuple dans un no imago’s land. Si le dessin est fidèle, plusieurs détails plastiques transcendent le tout dans une deuxième indétermination en plus de celle spatiale. Les peintures sont dans un entre-deux, entre un dessin minutieux et des détails et des signes en contrepoint. Les visages sont rendus à leur sensibilité à travers une nuance de couleur, une ombre ou la texture d’une pilosité qui n’ont d’échos que dans le territoire propre du tableau. Les peintures sont traversées chacune par un signe qui entoure les personnages portraiturés: pilules, animaux, etc. En l’occurrence ici: des flocons de neige et des oreillettes. Ses signes traversants sont disposés dans le cadre de façon totalement dansante: des flocons de neige allumés comme des lampes, des fils d’oreillettes qui volètent.

De même, la plupart des autres artistes rompent avec les normes dominantes quant au choix des supports ou de la matière première: à côté du dos de toile et du bois pour les peintures de Atef Maatallah et Ibrahim Màtouss, la brique pour les céramiques de Malek Gnaoui côtoie la pellicule argentique pour les photographies de Fakhri El Ghezal ou des objets usuels pour les installations  de Maher Gnaoui. Ces trois derniers effectuent, chacun d’un angle précis, un questionnement de l’image même, et de son statut contemporain dans la vie de la cité. Fakhri à travers son instrumentalisation politique, Maher à travers le détournement des objets du quotidien qui muent en support du travail plastique et Malek à travers la subversion des dogmes esthétiques et sociaux.

Fakhri photographie les cadres vidées de leurs portraits de Ben Ali après la Révolution. Images d’une image qui n’est plus. Il ne déroge pas à ses parties pris formels: pellicule 200 ou 400 ASA, noir et blanc, cadrage vertical. Une ténacité et une patience du geste qui, loin d’être une posture, est une véritable identité de praticien photographe. Pourtant, la série exposée ici rompt avec les séries précédentes. Nul portrait ici, nul être vivant. Les photos sont désertées par les personnes comme les cadres photographiés par Fakhri sont désertées par les images qu’elles contenaient. Dans l’espace public ou privé d’un atelier d’encadreur, c’est comme si le photographe enlevait de l’image à l’image. En faisant, il pointe l’utilisation propagandiste des images dans la cité. La photographie est mise à la fois en face d’elle-même mais aussi en face de sa propre absence.

Maher pratique le street-art non pas sur les murs mais sur les objets du quotidien. Pendant des années (parfois avec certains amis de passage), il a dessiné, peint, gribouillé, tagué, sur les portes d’une armoire en bois léguée par sa grand-mère, jusqu’à ce qu’une image émerge. Maher pratique le street-art sur les murs, mais aussi une sorte de "home-art" sur les objets usuels. Il prend aussi une bouteille de gaz et une enseigne lumineuse pour y puiser des formes et des mots, comme un puisatier qui creuse la terre pour faire venir l’eau. Il ne s’agit pas de changer la nature de l’objet, mais de changer son image, de faire un tatouage sur sa peau. L’art sort dans la rue, Maher fait rentrer l’art de la rue dans la maison.

"tv01" et le Work In Progress de "tv02" portent sur le discours médiatique. Ces vidéos désarticulent le discours médiatique par le procédé de décalage entre l’image et le son. Le discours médiatique en général et télévisuel en particulier est double: celui du paraitre et du prononcé. Qu’il n’y ait jamais de décalage entre ces deux constituants essentiels, que tout soit tout le temps organisé de façon à ce que les deux donnent l’impression d’être harmonieusement signifiants, renseigne sur la nature totalitaire du média.

Né du désir même des artistes de se regrouper entre eux, l’exposition "Politiques" propose donc des travaux qui remettent en cause l’ordre esthétique établi pour mieux remettre en cause les ordres établis politiques, moraux ou sociaux… L’ "engagement" est redéfini non en l’énoncé d’un discours politisé ou l’édification d’un mythe de la contestation mais en de multiples déconstructions des discours et constructions des formes.

 

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