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La Cité du Spectacle: A propos de Dream City à Sfax

Par ismaël

La meilleur méthode pour l’artiste, s’il veut garder raison contre le public: être là.
Karl Kraus

La vieille Sfax est séparée du reste de la ville par une imposante muraille. A l’intérieur, il n’y a pratiquement pas de plaques signalétiques. C’est une médina où l’on se perd. Quand on demande son chemin à quelque commerçant, un grand nombre d’entre eux ne peuvent pas vous orienter. Eux non plus ne sont pas d’ « ici », ils ne sont pas de cette houma, de ce quartier. Mais c’est une petite médina, on arrive toujours par retrouver son chemin.

« Ici » n’existe pas. C’est une invention de frontières. Comme « maintenant », il est tout à fait arbitraire de le commencer ou de le finir là ou ailleurs. D’ailleurs, pour l’artiste, « ici » est très souvent synonyme d’ « ailleurs ». « Ici » est aussi pour l’artiste toujours double : l’espace réel et l’espace de l’œuvre (le cadre, la toile, la scène…). Parfois, ces deux espaces se confondent. Par exemple quand l’œuvre prend place dans la rue ou prend pour support la rue, l’espace public.

Living theater, happening, land art, street art, installations urbaines… L’art investi la rue pour la réinventer et non pas la commenter, pour la troubler et non pas l’affirmer. Le travail de l’artiste étant celui d’injecter de l’ « ailleurs » dans l’ « ici » de la rue. Mais pour déplacer ou abolir des frontières et décloisonner des espaces à travers la pratique artistique, encore faut-il aider les gens à ne pas retrouver leur chemin dans cette petite médina où l’on se perd.

Chacune à sa manière (l’une par le chant, l’autre par la création sonore), Alia Sellami et Sonia Kallel ont utilisé la matière sonore de la rue. Sellami en revisitant les slogans et les chants révolutionnaires, entrecoupés de berceuses détournées, Kallel en recueillant la parole de commerçants et tisserands dans la médina de Tunis. Si la performance vocale de la première impressionne même si elle ne déconstruit pas assez le discours révolutionnaire, la volonté didactique et discursive de la seconde (témoignages redondants, plan de la ville accompagnant la création et indiquant les différents lieux traversés) cantonne l’œuvre à n’être qu’une visite guidée touristique. La familiarité des textes et des mélodies dans Operator de Alia Sellami et le plan de la ville sur lequel est tracé le parcours effectué par l’artiste dans Tisser la médina de Sonia Kallel conforte l’auditeur dans une terra cognita de l’ouïe, un ressassement qui ne transcende jamais l’énoncé.

Contexte géopolitique oblige, le titre choisi pour cette troisième édition de Dream City est : L’artiste face aux libertés. A un moment où rien n’est acquit ni pour les citoyens ni encore moins pour les artistes, le choix de la formulation peut sembler maladroit ou même lénifiant car il place l’artiste dans une position passive et fictive de libertés qui lui sont données et non pas dans sa position créatrice et réelle d’individu qui est en perpétuelle construction de libertés. En ce sens certains gestes isolés interpellent comme ceux de Tobi Ayedadjou ou Héla Ammar.

Habillées de camisoles de force colorées à la manière des troubadours ou des fous du roi médiévaux (le titre « Shé Wéré » signifie littéralement « faire le fou »), Ayedadjou et deux autres performeuses se déplacent dans les rues de façon étrange, à travers des démarches convulsives, leurs pas sont mécaniques et malades. La performance met les libertés au conditionnel et ne cherchant aucune connivence avec les passants (contrairement à tous les autres travaux situés dans la rue), elle questionne le rôle de chacun dans l’édification de l’oppression et l’uniformisation sociale.

Héla Ammar quant à elle, explore l’univers carcéral à travers une installation visuelle et sonore (objets, photographies, créations sonores). Comme pour le travail d’Ayedadjou, il s’agit ici aussi d’enfermement. Mais cette fois-ci, l’enfermement est palpable, concret, physique : c’est celui d’une cellule de prison. « Counfa » (désignant les convois des prisonniers en dialecte tunisien) se présente comme une reproduction déstructurée de la prison : là aussi l’artiste ne met pas en œuvre une jouissance toute virtuelle et relative de la liberté, mais une mise en espace de l’aliénation.

L’artiste face aux libertés. De quelles libertés parle donc ce titre ? Quelles sont ces libertés qui sont « ici » et « maintenant » et en face desquelles se trouverait « l’artiste » ? Tout d’abord, un contre-sens parcourt toute cette édition depuis les œuvres elles-mêmes jusqu’aux textes parus dans le catalogue. « Les libertés » et « la démocratie » sont associées de façon intrinsèque, sont utilisées presque comme des synonymes. Or, l’on sait depuis des décennies de la part même des démocrates les plus convaincus les limites actuelles de la démocratie. L’on sait aussi la mainmise de la finance sur le modèle démocrate occidental. Cette dictature financière à l’intérieur des démocraties n’est plus à démontrer à l’heure de la crise, de la récession et des conflits sociopolitiques dont les mouvements des Indignés ou d’Occupy sont la face la plus consensuelle et médiatique.

Ensuite, au vu des travaux proposés, il semblerait que la liberté principale dont les artistes paraissent prendre du plaisir à en jouir, soit celle du Spectacle. A savoir la production et la reproduction de plus en plus uniforme quoi que de plus en plus éclatée du divertissement, du ludisme et de la connivence avec le public. Spectacle ethno-centré de Jilani Saadi qui s’extasie devant la prouesse d’embarquer sa caméra en voiture, à vélo et sous l’eau dans son film « Vu de Bizerte ». Spectacles ludiques de Moufida Fedhila et Taoufik Jebali dont les renversements voulus sont désamorcés par l’articulation des œuvres autour du jeu. Spectacle pédagogique d’Imen Smaoui qui fait danser les spectateurs. Etc.

L’intégration du Spectacle en tant que modèle immanent de production et de consommation par les artistes tunisiens n’est pas inédite, bien au contraire. Ce qu’on appelle de façon erronée « l’art contemporain » en Tunisie est totalement acquit à la cause bourgeoise et il est régi en profondeur par des mécanismes et des concepts (au sens publicitaire) archaïques. « L’exposition urbaine » de photographies de 4 artistes (Kiripi Katembo, Kourosh Adim, Li Wei et Mouna Karray) est l’illustration parfaite de cette intégration.

Tirées en grands formats et exposées sur des panneaux publicitaires fournis par deux partenaires de Dream City, les photographies épousent toutes l’esthétique publicitaire. Elles fondent parfaitement dans l’iconographie du marketing et de la communication, tant sur la forme que dans le fond. Il s’agit clairement de faire plier l’art aux exigences du sponsoring et des intérêts purement mercantiles. La photographie devient l’apologie de la marchandisation dans une cité qui ne rêve que de Spectacle.

 

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